La grand-messe cathodique du 20 heures hexagonal est très populaire chez nous aussi, prenant le ainsi le relais des journaux télévisés belges qui se terminent. Aussi, avons-nous tous entendu parler, ces dernières semaines, du « droit de retrait » dont usent les travailleurs français en ces temps de pandémie. De quoi s’agit-il encore ? Du droit unilatéral de se retirer de son poste de travail après avoir alerté l’employeur d’une situation dont le travailleur a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé. Autrement dit, le travailleur apprécie de manière autonome l’état de mise en danger de sa santé sur son lieu de travail et, le cas échéant, décide de ne plus aller prester tout en recevant son salaire.
L’imminence du confinement amène de nombreux travailleurs belges à se poser des questions, légitimes, sur ce qui est mis œuvre dans leurs entreprises afin de les protéger. Rappelons à cet égard que, en marge des mesures ponctuelles et circonstanciées d’hygiène et de distanciation, le droit du travail prévoit, au travers de la loi du 4 août 1996 sur le bien-être au travail et de ses mesures d’exécution rassemblées dans le Code du bien-être au travail (CBE), une obligation pour l’employeur d’élaborer une stratégie de gestion dynamique des risques sur le lieu de travail. Il est heureux que ces mesures, multiples et contraignantes, existent pour anticiper et protéger. Mais il ne faut pas perdre de vue que le contrat de travail constitue un socle d’obligations et de droit réciproques et entrelacés, dans lequel le travailleur doit prester lorsque l’employeur remplit ses obligations légales et réglementaires.
Aussi, pensons-nous important d’inciter à la prudence quiconque voudrait entendre, ou croire que, à l’instar de ce qui est repris dans le Code du travail français, le travailleur disposerait en Belgique d’un droit subjectif et autonome de retrait. D’aucuns tentent d’exhumer une telle possibilité en prenant appui sur l’article 1.2-26 du CBE. C’est oublier que cette disposition ne se suffit pas à elle-même mais s’intègre dans un chapitre dont le dessein est d’obliger l’employeur à élaborer un plan d’urgence à mettre en œuvre pour la protection des travailleurs lorsque cela s’avère nécessaire suite aux constatations faites lors de l’analyse des risques (c’est un des aspects de la stratégie évoquée de gestion dynamique des risques). Et, dans ce cadre, le salaire est garanti au travailleur contraint de s’éloigner de son poste lorsqu’un danger grave et immédiat advient, et qui doit d’ailleurs en avertir immédiatement sa ligne hiérarchique. Nulle part, il n’est question d’un droit subjectif et autonome d’auto-gestion ou d’auto-estimation du risque avec un supposé droit de retrait en réponse.
Le travailleur n’est pas sans protection pour autant : si le plan d’urgence n’est pas fait, si les risques ont été mal évalués ou sous-estimés, ou si de manière générale les dispositions du CBE n’ont pas été respectées par l’employeur, ce dernier pourra être contrôlé par les services d’inspection ad hoc, interpellé par le Comité pour la prévention et la protection au travail (CPPT) ou la délégation syndicale, ou encore mis en cause devant un tribunal correctionnel. Mais, à l’inverse, si l’employeur respecte les obligations légales et réglementaires évoquées, le travailleur doit remplir sa part du contrat et prester, sans pouvoir s’arroger un droit à l’inactivité rémunérée.
Le droit de retrait est donc un particularisme de droit français. On se dit d’ailleurs que si le copier-coller en droit belge était si évident, cela fait longtemps que les praticiens d’ici s’en seraient saisis puisque cette spécificité existe chez nos voisins depuis 1982. Invoquer le droit international ne nous semble pas plus pertinent. La directive européenne 89/391 du 12 juin 1989 ne crée pas de droit de retrait autonome et, si un éloignement du poste avec maintien de salaire y est prévu, c’est tout autant dans un contexte plus général de gestion dynamique des risques, à l’instar de ce qui a été décrit à propos du CBE.
La prudence est mère de toutes les vertus. Ce principe, plus que jamais d’actualité au niveau sanitaire en 2020, peut s’appliquer trait pour trait à la matière juridique. Le droit, que l’on dit souvent passéiste, est appelé à fournir des réponses immédiates face à une situation inédite et urgente. Nous n’avons rien contre le fait de lui demander de se faire violence pour être novateur et inventif. Mais pas au risque de la dénaturer. A défaut, c’est tout l’équilibre subtil des relations sociales au sein des entreprises qui sera compromis. Et personne n’y a intérêt.